III
Techniquement, c’était une branche de la métamathématique, communément appelée métamathique. La métamathique était l’étude des propriétés des Réalités (ou, plus exactement, des Champs de réalités), intrinsèquement inconnaissables à partir de celle où l’on se trouve, mais dont on pouvait néanmoins esquisser les principes généraux.
La métamathique menait à tout le reste, elle menait à des endroits que personne n’avait jamais vus, dont on n’avait jamais entendu parler et que l’on était incapable d’imaginer auparavant.
C’était comme si l’on passait la moitié de sa vie dans une petite boîte grise confinée, bien au chaud, modérément heureux de s’y trouver parce que l’on ne connaissait, à vrai dire, rien d’autre, mais que l’on découvre un jour un petit trou dans un coin de la boîte, une ouverture minuscule où glisser un doigt pour créer, à force d’insister, une déchirure qui en entraînait une plus grande, ce qui finissait par faire s’ouvrir la boîte à plat. On sortait alors de ses limites pour s’avancer dans un air étonnamment vif, pur et frais, et s’apercevoir que l’on était au sommet d’une montagne entourée de profondes vallées, de forêts bruissantes, de pics élevés, de lacs miroitants, de champs de neige éblouissants, sous un ciel d’un bleu à couper le souffle. Et ce n’était même pas, naturellement, le début de l’histoire. C’était plutôt le soupir que l’on pousse avant d’écrire la première syllabe du premier mot du premier paragraphe du premier chapitre du premier volume de l’histoire.
La métamathique ouvrait la porte de l’équivalent, pour un Mental, de cette expérience, répétée un million de fois, amplifiée un milliard de fois et au-delà, débouchant sur des configurations de plaisir et de ravissement dont le cerveau humain naturel n’avait aucune chance de comprendre même le plus simple résumé. Cela faisait l’effet d’une drogue, une puissante et somptueuse drogue au pouvoir incroyablement libérateur, totalement multiplicateur, pleinement bénéfique, destinée à l’intellect de machines qui dépassaient la sagacité d’un esprit humain autant qu’elles se situaient au-delà de sa compréhension.
C’était ainsi que les Mentaux passaient leur temps. Ils imaginaient des univers entièrement nouveaux, aux lois physiques modifiées, et jouaient avec, vivaient en eux, les bricolaient jusqu’à y créer, quelquefois, les conditions de la vie, ou à laisser aller les choses pour voir si elle naissait spontanément. D’autres fois, ils faisaient en sorte que la vie y soit impossible mais que d’autres types de complexités bizarres ou fabuleuses s’y manifestent.
Certains de ces univers étaient marqués par une retouche minuscule mais significative, entraînant une variation subtile dans la manière dont fonctionnaient les choses, tandis que d’autres étaient différents de façon si bizarre, si aberrante, qu’il fallait à un Mental de premier ordre l’équivalent d’années de réflexion intense chez un humain pour découvrir l’infime brin familier de réalité reconnaissable qui permît de donner au reste un caractère à peu près compréhensible. Entre ces extrêmes, il y avait une infinité d’univers exerçant une fascination ineffable et offrant des joies accomplies et des illuminations absolues. Tout ce que l’humanité savait et était capable de comprendre, tous les aspects connus, devinés ou espérés de l’univers étaient comme une hutte rudimentaire de pisé au regard des vastes et étincelants palais effleurant les nuées, aux proportions exquisément monumentales et aux richesses prodigieuses, que représentait le domaine métamathique. Au sein des infinités élevées à des puissances infinies que proposaient ces règles métamathiques, les Mentaux avaient édifié leurs immenses dômes de plaisir consacrés à l’extase philosophique et rhapsodique.
C’était là qu’ils vivaient. C’était leur demeure. Quand ils ne pilotaient pas leurs vaisseaux, ne se mêlaient pas de civilisations outremondières ou ne planifiaient pas le cours futur de la Culture elle-même, les Mentaux existaient dans ces extravagantes réalités virtuelles, séjournant dans l’au-delà géographique multidimensionnel de leurs imaginations débridées, s’éloignant vertigineusement de ce point singulier et si limité qui représentait la réalité.
Les Mentaux, depuis longtemps, avaient forgé une expression pour désigner cela : ils l’appelaient l’Irréalité, mais le désignaient plus souvent sous le nom de l’Amusement Sans Fin. C’était ainsi qu’ils concevaient réellement la chose. Comme le Pays de l’Amusement Sans Fin.
Ce qui rendait très peu justice à l’expérience.
… Service Couchettes se promenait métaphysiquement parmi les luxuriantes créations de son excellente humeur, coquille de conscience en expansion dans un paysage-rêve d’une étendue et d’une complexité sidérantes, tel un soleil dépourvu de gravité, fabriqué par un joaillier doté d’une adresse et d’une patience infinies.
Ce qui est absolument le cas, se dit-il. Absolument le cas…
Il n’y avait qu’un problème avec le Pays de l’Amusement Sans Fin, c’était que, si jamais on s’y perdait complètement – comme cela arrivait parfois aux Mentaux, de la même manière que les humains, quelquefois, se laissaient totalement absorber par un environnement IA – on risquait d’oublier l’existence de la réalité de base. D’un côté, cela n’avait pas trop d’importance, pourvu qu’il y ait quelqu’un, à l’endroit d’où l’on venait, pour entretenir la flamme. Le problème se posait quand il n’y avait plus personne ou que personne ne se donnait la peine d’entretenir le feu, de surveiller le magasin, de faire le ménage (quelle que soit l’expression qui vous convienne), ou encore si quelqu’un ou quelque chose de l’extérieur – le genre d’entité habituellement désignée sous le nom générique de Problème Hors Contexte, par exemple – décidait de modifier le feu dans l’âtre, le stock du magasin ou le contenu et la marche de la maison. Si l’on passait tout son temps à s’amuser sans retourner dans la réalité, ou si l’on ne savait pas se protéger au retour, on était vulnérable, à coup sûr. En fait, on était probablement déjà mort, ou asservi.
Qu’importait si la réalité de base était étriquée, grise, morne et exigeante. Qu’importait si elle était presque vide de sens en comparaison de la majesté glorieuse de l’existence multicolore à laquelle la métamathique donnait accès. Qu’importait si elle était esthétiquement, hédoniquement, métamathiquement, intellectuellement et philosophiquement sans importance ; c’était l’unique fondation sur laquelle reposaient toute votre joie et tout votre confort spirituels ; et, quand on la faisait sauter d’un coup de pied, vous vous écrouliez soudain, vous et vos royaumes de plaisir illimité.
Cela faisait penser à ces anciens ordinateurs à l’électricité ; ils avaient beau être rapides, fiables et infatigables, ils avaient beau abattre un travail impressionnant, vous étonner de mille manières différentes, il suffisait de retirer la prise ou de presser l’interrupteur pour qu’ils ne soient plus que des objets morts, que leurs programmes deviennent un décor vide, des instructions sans âme, et que toute leur puissance de traitement s’évanouisse aussi rapidement qu’elle s’était installée.
Cela faisait penser, également, à la dépendance du cerveau humain naturel par rapport au corps humain naturel : on avait beau être intelligent, perceptif et doué, on avait beau mener une vie ascétique dédiée aux seuls plaisirs de l’intellect, fuir le monde matériel et l’ignominie de la chair, il suffisait que le cœur lâche…
C’était le Principe de Dépendance, selon lequel on ne devait jamais oublier où se trouvait l’interrupteur, même si c’était lassant. C’était un problème que la Sublimation, bien entendu, réglait définitivement, et c’était l’une des raisons (généralement de moindre importance) pour lesquelles les civilisations choisissaient l’Ancienneté. Si votre parcours, depuis le début, vous menait dans cette direction, votre dépendance par rapport à l’univers matériel finissait par devenir vestigielle, désordonnée, inutile et même embarrassante.
Ce n’était pas la direction que la Culture avait pleinement choisie. Pas pour le moment, du moins. Cependant, en tant que société, elle était parfaitement consciente à la fois des difficultés qu’il y avait à rester dans la réalité de base et des attraits de la Sublimation. En attendant, elle se contentait d’un compromis, en s’activant dans la lourdeur macrocosmique et la profanité mesquine et étroite de la vraie galaxie sans pour autant cesser d’explorer les possibilités transcendantales de l’Irréel sacré.
C’est absolument pour cela que…
Un signal isolé rappela instantanément l’attention du gros vaisseau à la réalité de base.
xRoc Fond en Larmes
oVSG Service Couchettes
Mission accomplie.
Le vaisseau contempla le message en deux mots durant ce qui était, pour lui, un très long moment, et s’étonna de ressentir le mélange d’émotions dont il était le siège. Il mit sa flottille de drones nouvellement fabriqués au travail dans l’environnement extérieur, et vérifia une fois encore le dispositif d’évacuation.
Puis il localisa Amorphia. L’avatar errait, dans un état de stupeur, à travers les kilomètres de l’espace d’exposition de tableaux, qui avait servi, autrefois, de section de logement. Il lui donna pour instruction de retourner voir la femme Dajeil Gelian.